Le paludisme est l’une des cinq principales causes de mortalité des enfants de moins de cinq ans dans le monde. En Afrique subsaharienne, c’est même la première cause. Et pourtant le paludisme est une maladie que l’on peut éviter, et dont on peut facilement guérir. C’est d’ailleurs pour cette raison que c’est la pathologie la plus fréquente dans les projets MSF avec plus de 2,5 millions de cas de paludisme traités en 2016.
Le paludisme peut éclater en épidémie ; mais la plupart du temps, il vient par vagues, à des périodes bien précises de l’année, dans des zones où il est endémique, ou plutôt saisonnier : c’est le «pic palu». À tout moment de l’année, il y a un «pic palu» quelque part dans le monde. On sait qu’il viendra, et on sait qu’il laissera derrière lui des milliers de petites tombes d’enfants fauchés par un mauvais palu. Comment se prépare-t-on au tsunami annoncé, dans des lieux où l’on sait le système mal équipé pour y faire face ?
Une «success story» peut cacher un échec
Selon les chiffres officiels, en 2017 le paludisme n’a tué qu’une poignée de personnes sur les 300 000 habitants de la province. «Pourtant, la première fois que je suis venu visiter l’hôpital en octobre 2016, je n’y suis resté que deux heures et tout de même, un enfant est mort devant mes yeux. Forcément, ça met la puce à l’oreille», raconte le Dr Ibrahim Diallo, chef de mission MSF en Guinée. Confirmation deux mois plus tard, suite à une étude rétrospective de mortalité menée par MSF : sur un échantillon de 2 080 personnes, 62 décès ont été déclarés dans la communauté, dont la moitié était due au paludisme. Chez les enfants de moins de cinq ans, la fièvre de type paludique était la cause du décès dans 80% des cas et beaucoup mourraient dans la communauté. Officielles ou pas, les morts restaient les morts, et l’oubli statistique ne change rien à la douleur des familles.
Cette différence entre les statistiques et la réalité soulève la question de la surveillance épidémiologique. Si l’on ne sait pas de quoi les enfants tombent malade et meurent, comment savoir si une épidémie couve ou si un virus a fait son apparition? Cela avait été le cas il y trois ans lorsque Ebola a pu se propager incognito pendant des semaines dans une zone rurale de Guinée, menant à une épidémie internationale qui a fait plus de 14 000 morts. Au-delà de ces préoccupations de santé publique, comment faire en sorte que plus d’enfants aient la chance de célébrer leur sixième anniversaire ?
Le contexte à Kouroussa, en Guinée
Il n’y a pas de conflit en Guinée, mais c’est tout de même l’un des principaux pays d’origine des migrants frappant à la porte de l’Europe. Car pour les gens ici, surtout les jeunes, il n’y a pas beaucoup d’autre espoir d’améliorer son quotidien.
On y vit grâce à quelques petites cultures pour la famille et surtout, il y a l’or. Dans les mines artisanales qui parsèment la région, hommes et femmes grattent la terre dans l’espoir d’être la rare personne qui deviendra riche, et une grande majorité revient mains et ventre vides après de longues journées à creuser le sol dans des conditions de travail difficiles et dangereuses. Alors que la plupart des adultes valides épuisent leurs forces et énergies dans les mines, les petits champs familiaux sont souvent délaissés et ne suffisent pas à se nourrir, d’où des niveaux de malnutrition parmi les plus élevés du pays. C’est d’autant plus dangereux que la période de soudure entre les récoltes, souvent périlleuse, coïncide avec le pic palu. «Les enfants malnutris sont encore plus susceptibles de développer des paludismes graves et potentiellement mortels ; et les enfants affaiblis par le paludisme sont à fort risque de tomber dans la malnutrition. C’est un véritable cercle vicieux», explique le Dr Ismaël Adjaho, coordinateur médical de MSF en Guinée.
À l’hôpital
Il est 20h, et Fatou vient d’arriver à l’hôpital. Cela faisait une semaine que Moussa, son fils de 5 mois, avait de la fièvre. Elle avait acheté du paracétamol sur le marché, mais rien à faire. Alors elle a fini par aller au centre de santé proche de chez elle, qui l’a référée à l’hôpital.
Le lendemain matin, à 9h, le Dr Ulrich de MSF est agenouillé au chevet de Moussa. Cela fait 45 minutes qu’il essaie de réanimer le bébé. «Non, non, je t’en prie, ne t’endors pas», murmure-t-il en pressant doucement le ballon d’oxygène. Mais il est trop tard. Le paludisme a commencé à attaquer le cerveau de Moussa. Même s’il survit, il aura des séquelles neurologiques à vie. Quelques heures plus tard, Fatou rentre chez elle en taxi moto, le corps de son fils décédé serré contre son cœur.
Même s’il survit, il aura des séquelles neurologiques à vie.
Cette mort inutile, MSF n’a pas pu l’empêcher. Pas encore du moins ; mais on espère qu’il y a déjà moins de petits Moussa dans la province de Kouroussa, et qu’il y en aura de moins en moins dans le futur.
Bien que le pic palu n’arrivera pas avant plusieurs mois, le service pédiatrique de l’hôpital, appuyé par MSF, est plein. Pourtant, quand MSF a commencé ses opérations en juillet 2017, en plein pic palu, les lits vides ne manquaient pas dans le service pédiatrique ; mais cette faible occupation reflétait moins un manque de besoins que le peu d’espoir, pour les parents, que l’hôpital puisse apporter une réelle solution pour leur enfant malade.
L’hôpital avait un générateur, mais pas d’argent pour y mettre de l’essence. Si un patient en soins intensifs avait besoin de soins pendant la nuit, le personnel n’avait que les lumières de leurs téléphones portables pour l’examiner. Et cela, seulement si le personnel était disponible : l’hôpital provincial, sensé servir une population de plus de 300 000 personnes, ne comptait que trois médecins, dont le directeur de l’hôpital et un chirurgien.
Sur les neuf derniers mois, MSF a progressivement soutenu l’hôpital avec du matériel ; par exemple, en assurant l’électricité 24h/24, mais aussi et surtout en ressources humaines avec 72 employés locaux et internationaux en mesure de prodiguer des soins et de renforcer les capacités de leurs collègues guinéens. Des techniques de gestion y furent aussi introduites. «Au début, on perdait des patients car il n’y avait pas de système de triage pour les admissions à l’hôpital ; au lieu de s’occuper en priorité des cas les plus urgents, c’était premier arrivé, premier servi», explique le Dr Ulrich. En six mois, les mesures introduites ont permis de diviser par deux le taux de mortalité des enfants à l’hôpital.
Mais ce n’est qu’un début. À partir de juin, le pic palu sera de retour. Après des mois de négociations, MSF a obtenu la permission d’installer des lits dans le centre de traitement, à côté de l’hôpital, qui avait été construit pour accueillir des patients dans le cas d’une autre épidémie de maladie infectieuse, Ebola ou autre. Le bâtiment flambant neuf, alors que l’hôpital n’avait pas subi de rénovation depuis plus de trente ans, était vide depuis des mois.
Dans les centres de santé
La vague meurtrière du pic palu ne pourra pas être contenue seulement en traitant les cas graves et potentiellement mortels à l’hôpital. Le petit Moussa, par exemple, n’aurait pas dû mourir. S’il avait pu être diagnostiqué correctement, et recevoir les soins anti-paludéens une semaine auparavant, il serait probablement toujours en vie. «Le but, c’est qu’il y ait moins de cas graves, tout simplement. Et pour cela, il faut que les soins de base soient disponibles plus près de chez ceux qui en ont besoin et le plus précocement possible», explique le Dr Ibrahim Diallo.
Pour cela, MSF soutient, financièrement et en ressources humaines, le reste de la pyramide sanitaire de la préfecture. Première étape : cinq centres de santé de la province, souvent de petits bâtiments de quelques pièces, généralement gérés par un infirmier et plusieurs agents techniques de santé (ATS). Première mesure : rendre les soins gratuits pour les enfants de moins de 5 ans. Premiers résultats : en un mois, le nombre de consultations dans les centres de santé a été multiplié par trois. L’étude de mortalité de MSF avait montré que dans 27% des décès, la famille n’avait jamais consulté un professionnel de santé et le manque d’argent était cité comme l’une des principales raisons. Près de la moitié (44%) de ceux qui avaient recherché des soins avaient dû emprunter de l’argent ou vendre des biens pour s’offrir le luxe de se faire soigner.
Les soins anti-paludéens, subventionnés par plusieurs bailleurs, notamment le Fonds mondial, sont officiellement gratuits. Mais dans un système de santé sous-financé, chaque service se monnaie, car il s’agit de la principale source de revenu permettant de maintenir les infrastructures, s’approvisionner en matériel et médicaments et payer le personnel. Cela engendre un cercle vicieux : pas d’argent pour l’entretien des infrastructures, personnel sous-payé, peu formé et mal appuyé qui grogne sous la forte charge de travail…
«Pourtant ces centres de santé devraient jouer pleinement leur rôle dans la pyramide sanitaire en ayant la capacité de soigner les cas simples, et donc éviter que l’hôpital ne soit surchargé. On espère que les formations, l’encadrement et le suivi quotidien par nos équipes, en plus du soutien financier, augmenteront la capacité de soins de santé lorsque le pic de paludisme arrivera», explique le Dr Ismaël Adjaho.
Dans la communauté
Mais sortons des murs des centres de santé pour rencontrer un des hommes à l’avant-garde du système : Sekouba Souare, un agent de santé communautaire formé par MSF dans le village de Kakidi.
Sekouba est un villageois comme les autres. Il a un niveau scolaire de base et a bénéficié d’une formation, ainsi que d'un suivi rigoureux de la part des équipes MSF pour lui permettre d’identifier les pathologies les plus courantes chez les enfants (diarrhée, paludisme, malnutrition), d’informer ses voisins sur comment les éviter, mais aussi offrir des premiers soins de base qui peuvent éviter des catastrophes comme dans le cas du petit Moussa, traité à domicile pendant trop longtemps par manque d’accès aux services de santé. Le paludisme se diagnostique grâce à un test simple à utiliser ; et dans sa forme simple, la maladie est tout aussi facile à soigner. Mais encore faut-il l'identifier, et que les médicaments soient disponibles gratuitement pour les enfants qui en ont besoin.
Dans son bureau, une petite pièce en ciment de quelques mètres carrés, un auvent fermé de branches de bois à travers lesquels les enfants curieux observent, Sekouba sort son carnet de rendez-vous qu’il remplit consciencieusement au crayon bic bleu. Son rôle : lorsqu’une maman lui emmène son enfant malade, il lui fait un test rapide du paludisme et si besoin lui donne les médicaments de base, mesure le bras de l’enfant pour vérifier que celui-ci n’est pas dangereusement malnutri et donne des sels de réhydratation en cas de diarrhée inquiétante. Et surtout, il a été formé pour identifier rapidement les enfants qui sont trop malades pour ses compétences limitées, et les renvoyer vers le centre de santé à une dizaine de kilomètres de là.
Ceci arme les mamans lorsque leurs enfants commencent à être malade, et qu’elles doivent décider si elles peuvent se permettre de rogner sur les économies de la famille pour payer les quelques francs de la consultation médicale au poste de santé, et le trajet pour y arriver. À partir du centre de santé, MSF offre un service gratuit d’ambulance pour s'assurer que les cas graves arrivent au plus vite à l’hôpital.
Et après ?
Toutefois ce beau résultat possède en lui-même le noyau de son propre échec. Lorsqu’on est une organisation humanitaire et qu’on est témoin d’une telle situation, il est tentant de simplement régler le problème grâce à l'argent. Rajouter quatre ou cinq pédiatres internationaux permettrait certainement d’améliorer la qualité des soins pour les patients. Ainsi que des infirmiers et des techniciens de laboratoire. Enfin, du matériel plus avancé ferait certainement une différence. Où s’arrêter? L’hôpital, qui n’a pas connu de rénovation en quarante ans d’existence, mis à part un coup de peinture il y a dix ans, bénéficierait certainement d’investissements. Mais MSF est vouée à partir, un jour ou l’autre. À quoi alors serviraient de nouvelles machines s’il n’y a pas d’argent pour faire tourner le générateur électrique de l’hôpital?
«Notre but ici est simple : qu’il y ait moins d’enfants qui meurent pendant que nous sommes là, mais aussi, après que nous soyons partis. On s’est donné cinq ans pour le faire», explique le Dr Ibrahim Diallo.
Rendez-vous dans quatre mois, pendant le pic palu, pour mesurer les progrès mesurés.