
Gaza: « Le déplacement est en soi une perte, tout comme lorsque vous perdez un lieu ou une routine de vie. »
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Le 24 avril 2025, Iman Abu Shawish, superviseuse en santé mentale pour MSF à Gaza, a été interviewé pour mieux comprendre l’impact psychologique des ordres de déplacement israéliens :
Quel est l’impact psychologique des ordres de déplacement émis par les forces israéliennes sur les habitants de Gaza ?
Le déplacement est en soi une perte. C’est une perte de personnes importantes dans votre vie, tout comme la perte d’un emploi, d’un lieu ou d’une routine quotidienne.
L’impact psychologique reflète les cinq étapes du deuil : déni, colère, marchandage, dépression et acceptation. Il existe de nombreuses différences individuelles selon la personnalité, les expériences passées, le réseau de soutien et la capacité à faire face. Le déni, par exemple, peut durer une heure ou plusieurs années selon les personnes.
Supposons que vous traversiez l’une de ces étapes. Même si vous êtes dans le déni ou le marchandage, les autres peuvent penser que vous êtes stable, parce qu’ils ne voient aucune réaction extérieure. Mais au dedans, des millions de processus mentaux sont en marche, formant un chaos complet alors que vous essayez de digérer ce qui s’est passé.
On observe différentes réactions : certaines personnes deviennent très agressives, verbalement ou physiquement, et à l’autre extrême, d’autres s’isolent complètement, n’ont plus de relations sociales, ne veulent plus sortir, se retirent de tout, sombrent dans la dépression. Mais voici une réalité cruelle : au moment où cette personne atteint l’acceptation, un nouvel ordre d’évacuation arrive.
L’anxiété peut prendre de nombreuses formes : attaques de panique ou troubles paniques. Il y a aussi des réactions traumatiques, que nous appelons trouble de stress post-traumatique (TSPT) ou trouble de stress aigu, qui incluent de nombreux symptômes, comme la dissociation. Une infirmière a décrit que, lorsqu’elle rentre du travail, elle regarde ses mains en se demandant si elle est réelle.
Un enfant m’a dit un jour : « Je crois que je suis mort, mais si tu m’entends, c’est peut-être que je suis vivant. »
Notre cerveau ne fait pas la différence entre réalité et imagination. Peu importe que vous soyez dans une maison ou dans une tente, votre cerveau considère l’anxiété et l’anticipation comme réelles. La personne doit affronter ce qui s’est passé, même si elle s’y attendait. Puis vient la dépression, et lorsqu’une nouvelle évacuation survient, le cycle recommence, sans fin.
Les réactions de stress aigu se traduisent par des images ou des souvenirs détaillés des ordres de déplacement précédents, qui deviennent envahissants. Le stress et l’anxiété qui en résultent peuvent provoquer des réactions corporelles : douleurs musculaires ou abdominales, tremblements, fatigue. Cela affecte aussi les enfants, leur façon de jouer, leurs émotions. Nous voyons des enfants construire des tentes en guise de jeu. Ces jeux rejouent les évacuations : ce sont leurs flashbacks révélés via leur seul moyen d’expression.
Les personnes qui ont vécu au moins une fois un ordre de déplacement sont contraintes de le revivre encore et encore. Même si leurs conditions de vie actuelles sont mauvaises — vivre sous tente, survivre difficilement — l’évacuation signifie repartir de zéro. Les humains aspirent à la stabilité, mais l’évacuation signifie chaos, changement, perte.
Pour les Gazaouis, c’est la réalité cruelle depuis plus de 19 mois.
Nous entendons des témoignages de personnes qui décident de rester malgré les ordres de déplacement. Comment font-elles face à cette situation ?
Une femme que j’ai suivie avait été blessée dans sa maison familiale, elle en était la seule survivante, puis elle a été tuée aussi. Pourquoi n’avait-elle pas évacué ?
Les gens se blâment souvent eux-mêmes. « Pourquoi suis-je restée ? » « Pourquoi n’ai-je pas fui ? » Cette culpabilité n’est pas rationnelle, car ils n’avaient pas d’autre option sûre. Mais le cerveau continue à chercher des explications, créant une fausse responsabilité. Une femme en est venue à haïr son frère car il n’a pas « senti » que la maison allait être bombardée, ce qui a tué leurs parents.
La culpabilité du survivant n’est pas directement liée aux évacuations, mais au contexte. Certaines personnes se disent : « Pourquoi ne suis-je pas mort avec eux ? » Il est très difficile de leur redonner un sentiment positif, peu importe les efforts. Le système de soutien s’effondre, car ceux qui pourraient vous aider vivent les mêmes souffrances.
Anxiété, dépression, état émotionnel négatif, incapacité à vivre des émotions positives : nous n’avons pas le temps de gérer les choses correctement, car nos cerveaux ne sont pas libres de penser ou d’évaluer les situations. Nous pensons à autre chose : comment obtenir de la nourriture, de l’eau, du pain. Et souvent, nous n’avons pas de système de soutien, donc c’est compliqué à tous les niveaux.
Après 19 mois de guerre à Gaza, voyez-vous un espoir pour que les gens puissent améliorer leur santé mentale dans ce contexte ?
Il existe un terme important en psychologie : la croissance post-traumatique (PTG), et je l’ai beaucoup observée. Certains collègues ont adopté un changement positif, dans leur manière de penser, dans leur comportement après le traumatisme. En tant qu’humains, nous apprenons à gérer les traumatismes : d’accord, il y a eu un déplacement, puis un cessez-le-feu, la maison a été bombardée et nous avons survécu. Nous développons de nouveaux traits de personnalité, une nouvelle manière de penser, un comportement différent.
Je me demandais comment les gens parvenaient à continuer à vivre et à fonctionner. Comment une infirmière qui a perdu toute sa famille continue-t-elle à venir travailler ? Comment ne baisse-t-elle pas les bras ? Bien sûr, les souvenirs la hantent, mais sa croissance personnelle lui a permis d’y faire face, car elle a trouvé un nouveau sens à sa vie. Chaque fois que les souvenirs refont surface, un nouveau sens émerge aussi. Et cela constitue un élément essentiel de notre résilience.
De nombreux facteurs doivent être pris en compte : traits de personnalité, expériences passées, enfance. Les êtres humains sont les êtres les plus difficilement prévisibles, c’est pourquoi la psychologie est considérée comme l’une des sciences les plus complexes au monde.
Considérez-vous la manière dont les ordres de déplacement sont émis comme une forme de punition psychologique ?
La cruauté ne réside pas seulement dans les ordres d’évacuation eux-mêmes, mais aussi dans la manière dont ils sont formulés.
Ce ne sont pas des ordres militaires clairs ; ce sont des pièges psychologiques. L’armée israélienne ne se contente pas de dire aux gens de partir ; elle détourne les symboles qui réconfortaient autrefois les Palestiniens. Des versets coraniques sur le « châtiment divin » sont imprimés sur les tracts d’évacuation. De la poésie arabe classique sur l’exil est utilisée dans les alertes sur les réseaux sociaux. Même les tweets de leurs porte-parole deviennent des annonces de mort subite, sans délai clair, juste une menace vague diffusée à des millions de personnes déjà traumatisées.