"Nous sommes assis, nous attendons et nous avons peur". Un groupe de migrants et de réfugiés réuni dans un logement partagé en Libye en août 2021.
Actualité
InternationalLibyeToutes les actualités

ACCORD ITALIE-LIBYE : Cinq ans de violence et d'abus soutenus par l'UE en Libye et en Méditerranée centrale

Le mercredi 2 février 2022

En 1 clic, aidez-nous à diffuser cette information :

800 euros. Une somme qui représente la différence entre l'emprisonnement et la liberté pour Kouassi [nom d'emprunt], 23 ans, qui a fui sa maison en Côte d'Ivoire avant d’être vendu à des trafiquants d'êtres humains en Libye. Après avoir été sauvé d'un bateau en mauvais état dérivant en Méditerranée centrale par le navire de recherche et de sauvetage de MSF, le Geo Barents, Kouassi a raconté à l'équipe à bord qu'il avait été détenu en Libye pendant trois mois en 2020 après avoir traversé la frontière depuis l'Algérie.

« Ils [les gardes] nous ont mis des entraves aux chevilles et aux poignets », a déclaré Kouassi. « J'ai de nombreuses cicatrices sur mes chevilles. J'ai passé trois mois enchaîné. Ils nous battaient - ils nous frappaient avec des bâtons en bois et en métal. J'ai encore des cicatrices d’entailles au couteau sur le dos. C'était une prison dans le désert, une maison qui n'était pas terminée à laquelle on nous avait vendus. Nous étions environ 10 dans une pièce et il y avait plusieurs pièces. Ils nous ont enlevé tout ce que nous avions sur nous. Ils ont demandé un demi-million de francs CFA [800 euros] à nos parents pour notre libération. »

Un groupe de migrants et de réfugiés rassemblés dans un logement partagé à Gargaresh, en Libye. Août 2021. Portrait de Mohammed*, un réfugié soudanais vivant à Saraj, en Libye. Août 2021.
Portrait de Mustafa*, un réfugié soudanais vivant à Gargaresh, en Libye. Août 2021. Nadia* et l'une de ses deux filles dans la maison où elles vivent à Gargaresh, en Libye.

Comme Kouassi, des milliers de femmes, d'enfants et d'hommes sont victimes de la traite, de l'exploitation, de la détention arbitraire, de la torture et se voient extorquer de l'argent en Libye simplement parce qu'ils sont des migrants. À leur arrivée dans le pays, nombre d’entre eux sont kidnappés et gardés en captivité par des milices ou d'autres groupes armés ou utilisés par les trafiquants et les passeurs comme monnaie d'échange. Les migrants qui vivent dans les villes sont victimes de discriminations, de persécutions et sont confrontés à la menace constante d'arrestations massives et d'incarcérations arbitraires.

« Catastrophique, c'est ainsi que je décrirais la situation actuelle en Libye », déclare Mustafa [nom d'emprunt], un migrant malien qui vit en Libye depuis plusieurs années. « Un étranger est comme un diamant de sang - on peut le séquestrer pour en tirer de l'argent. De l'argent pour être libéré, puis peut-être à nouveau kidnappé. Certains migrants finissent par mourir dans la prison, et quand c'est le cas, ils sont simplement jetés dehors comme des animaux. Leurs familles ne savent même pas où ils sont enterrés. C'est pourquoi des gens comme moi souffrent ici. Et l'Europe donne des outils pour alimenter ce système de souffrance. »

J'ai été torturé et battu. Ils [les gardes] ont pris du plastique brûlé et l'ont mis sur mon corps
Bashir, 17 ans, originaire de Somalie.

Plusieurs rapports internationaux, ainsi que des milliers de témoignages de survivants, ont documenté le traitement odieux infligé aux migrants et aux réfugiés en Libye. En novembre 2021, la mission d'établissement des faits de l'ONU en Libye a estimé que ces violations constituaient des crimes contre l'humanité.

Pourtant, les gouvernements européens ont fermé les yeux sur ces crimes. Les preuves accablantes ne les ont pas empêchés de conclure des accords avec les autorités libyennes pour contrôler la migration vers l'Europe.

En février 2017, le gouvernement italien a signé un accord soutenu par l'UE avec le gouvernement libyen : le protocole d'accord (MoU – Memorandum of Understanding) sur les migrations1.  Renouvelé en 2020 pour trois années supplémentaires, cet accord s'inscrit dans une stratégie défensive plus large menée par les gouvernements européens, fondée sur une approche sécuritaire à l'égard des migrants. Plutôt que d'offrir une protection aux migrants, elle cherche à les empêcher d'entrer.

Dans le cadre de cet accord, l'Italie et l'UE ont aidé les garde-côtes libyens à renforcer leur capacité de surveillance maritime, en leur apportant un soutien financier et des moyens techniques. Depuis 2017, l'Italie a réservé 32,6 millions d'euros pour les missions internationales de soutien aux garde-côtes libyens, et 10,5 millions d'euros seront alloués en 2021.

Cette aide se fait au détriment des droits humains des migrants et des réfugiés, car pratiquement toutes les personnes interceptées en mer par les garde-côtes libyens finissent dans un centre de détention libyen. L'accord entre l'Italie et la Libye soutient le système d'exploitation, d'extorsion et d'abus dans lequel tant de migrants se retrouvent piégés.

« J'ai été torturé et battu », raconte Bashir, 17 ans, originaire de Somalie. Il a été détenu pendant un an dans la solitude et l'obscurité totale dans une cellule exiguë d'un centre de détention non officiel à Kufra. « J'ai prié Dieu de prendre mon âme au lieu d'être torturé. Ils [les gardes] ont pris du plastique brûlé et l'ont mis sur mon corps. Je logeais dans un bâtiment ; quand vous entrez, c'est une petite pièce, vous ne pouvez même pas voir, vous devez être assis. Seul dans la pièce, sans rien. Pas de fenêtre. Je suis resté pendant un an. Quand j'ai été libéré, je n’arrivais pas à marcher parce que je ne pouvais pas déplier mes genoux. Et je ne pouvais rien voir parce que j'étais dans le noir pendant un an. »

Un groupe de migrants et de réfugiés mange et fume pendant qu'un père et ses deux enfants les regardent. Libye, août 2021. Matelas étendus sur le sol dans un logement partagé à Saraj, en Libye, où un groupe de migrants et de réfugiés vivent ensemble. Août 2021.
Intérieur d'un logement partagé à Gargaresh, en Libye, où un groupe de migrants et de réfugiés vit ensemble. Août 2021.

En l'absence de voies sûres et légales pour quitter la Libye, la plupart des migrants n'ont d'autre choix que de traverser la Méditerranée pour se mettre en sécurité. De nombreux survivants racontent qu'ils ont tenté à plusieurs reprises de traverser ce qui est considéré comme la route migratoire la plus meurtrière au monde, et qu'ils ont été détenus en Libye et piégés dans un cycle de violence, d'abus et d'extorsion.

Alors que les gouvernements européens ont cédé à la Libye la responsabilité de superviser les opérations de sauvetage dans une vaste zone de la mer Méditerranée, au lieu de garantir une capacité de recherche et de sauvetage proactive et dirigée par l'État dans la partie centrale de la mer Méditerranée, on estime que 1 553 personnes sont mortes en tentant de traverser l'année dernière.

« Les personnes qui traversent la Méditerranée n'ont pas d'autre choix que de le faire », explique Juan Matias Gil, chef de mission MSF pour les opérations de recherche et de sauvetage en Méditerranée centrale. « Les gouvernements européens ont le pouvoir de décider des politiques migratoires, mais ils ont choisi les stratégies de dissuasion et la défense des frontières plutôt que le respect des droits de l'homme et la protection de la vie des personnes. »

« Plutôt que de créer des alternatives volontaires, légales et sûres à la traversée de la Méditerranée, l'UE et l'Italie ont conclu un accord dans lequel la Libye sert de lieu de confinement des migrants et des demandeurs d'asile », explique Gil. « Pendant ce temps, l'Europe détourne le regard tandis qu'en Libye, un système d'exploitation, d'extorsion et d'abus est financé et encouragé par l'UE et l'Italie. Nous demandons instamment au gouvernement italien et aux institutions de l'UE de mettre fin à tout soutien politique et matériel direct et indirect au système qui consiste à renvoyer les migrants, les réfugiés et les demandeurs d'asile en Libye et à les y détenir. »

Un homme se tient entre des logements partagés à Saraj, en Libye, où un groupe de migrants et de réfugiés vivent ensemble. Août 2021. Un groupe de migrants et de réfugiés réunis dans un logement partagé à Saraj, en Libye. Août 2021.
Un groupe de migrants et de réfugiés réunis dans un logement partagé en Libye en août 2021. Un de ces lieux informels de Tripoli, en Libye, où les migrants et les réfugiés vivent dans des conditions précaires. Août 2021

1Les activités menées dans le cadre du protocole d'accord sont financées par le "Décret de Missions" italien, le cadre juridique par lequel le gouvernement et le parlement italiens autorisent et financent les engagements militaires internationaux, et par le programme de l'UE "Soutien à la gestion intégrée des frontières et des migrations en Libye" (également appelé IBM pour Integrated Border Management). Le financement de 42 millions d'euros destiné à IBM provient de l’EUTF (EU Emergency Trust Fund for Africa), un programme visant à soutenir les autorités libyennes chargées de la gestion des frontières, les activités de recherche et de sauvetage en mer et sur terre, ainsi que l'application de la loi.

Nos actualités en lien