Vue aérienne des combats et de la violence qui ont éclaté à Khartoum, au Soudan.
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Soudan : « Plus de sept millions de déplacés et plus d'un million de réfugiés : c'est l’une des crises de déplacement les plus massives au monde »

Le vendredi 2 février 2024

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Le 15 avril 2023 éclatait une guerre au Soudan dont l’origine se trouve dans une lutte de pouvoir entre deux forces armées jusqu’alors alliées : d’un côté, l'armée nationale (SAF) sous les ordres du général Abdelfattah al-Burhane, à la tête du pays, et de l’autre, les Forces de soutien rapide (RSF), sous les ordres de Mohamed Hamdane Daglo, plus connu sous le nom de « Hemetti », et vice-président du Soudan. Au Darfour occidental, région en proie à un nettoyage ethnique menée par l’armée et ses milices supplétives 20 ans plus tôt, le conflit a généré un nouveau ciblage ethnique des Masalit, la principale communauté non-arabe. 

Depuis avril, Jérôme Tubiana, chargé des questions de réfugiés et migrants au sein de Médecins Sans Frontières, s’est rendu à deux reprises au Soudan. Dans cet entretien, il revient sur les dynamiques du conflit et la situation humanitaire au Darfour, où les équipes de MSF interviennent à El-Fasher et El-Geneina. 

Quelle est la situation au Soudan depuis le début de la guerre ? 

J’étais au Soudan au début du mois d’avril et nous avons pu voir les tensions monter jusqu’au déclenchement de la guerre entre l’armée régulière et les Forces de soutien rapide (RSF), des paramilitaires recrutés essentiellement parmi les communautés arabes du Darfour. En 2003, le régime d’Omar el-Béchir avait déjà recruté des milices au sein de ces communautés pour combattre la rébellion qui émergeait alors dans la région. Aujourd’hui, ce sont donc les FSR qui tentent de prendre le pouvoir en s’opposant à leurs anciens alliés militaires. 

À Khartoum, dès les premiers jours du conflit, les RSF ont pris le contrôle de nombreux quartiers, allant jusqu'au centre de la capitale soudanaise. L'armée s'est retrouvée assiégée dans ces zones et a riposté en bombardant massivement les positions des RSF. Beaucoup de personnes blessées ont afflué dans les deux hôpitaux que MSF a tenté de continuer à soutenir dans la ville.

Dans l'ensemble du Soudan, la plupart des blessés civils ont été victimes de tirs croisés ou de bombardements indiscriminés par l'un ou l'autre des belligérants. Mais au Darfour occidental, les tensions ethniques étant déjà très fortes avant le conflit, les Forces de soutien rapide alliées à des milices arabes ont pris pour cible les Masalit, la principale communauté non-arabe. Des centaines de milliers de civils, en particulier Masalit, ont fui vers le Tchad, où se trouvent aujourd’hui plus de 500 000 réfugiés arrivés récemment du Soudan, en plus des 400 000 réfugiés de la précédente guerre au Darfour. 

Les Masalit sont une communauté non-arabe du Darfour et du Tchad, en particulier du Darfour occidental. C'est une communauté indigène qui a fondé un sultanat pré-colonial et qui a régné sur cette région jusqu'à la colonisation.

En 2013, le gouvernement d’Omar el-Béchir crée les Forces de soutien rapide, des paramilitaires recrutés au sein des communautés arabes du Darfour, placés directement sous le contrôle de la présidence. En 2019, leur chef, le général Mohamed Hamdane Daglo dit « Hemetti » se retourne contre Béchir et participe avec des officiers de l'armée régulière à un coup d’État militaire, puis à un second coup en 2021, faisant échouer la transition démocratique dans le pays. Le pouvoir est partagé entre l’armée et les FSR, mais les tensions entre ces deux groupes ne cessent de grandir jusqu’au déclenchement de la guerre, le 15 avril 2023.

Au Darfour occidental, deux épisodes de violences ont eu lieu en juin et en novembre 2023 et ont causé plusieurs milliers de morts et un afflux de blessés dans l’hôpital MSF d'Adré, au Tchad. Comment décrire les violences extrêmes que connaît le Darfour actuellement ? 

Il y a eu plus d’un millier de blessés reçus à l’hôpital MSF d'Adré lors du premier épisode de violences, puis 300 autres lors du second. La ville d’El-Geneina, où les équipes MSF soutiennent le seul hôpital fonctionnel, a été le théâtre de combats entre les belligérants, mais également de violences de masse contre sa population, en particulier contre les Masalit.

Dans l’un des camps où les gens venaient essentiellement d’El-Geneina, là où les violences ont été les plus intenses, le taux de mortalité depuis le début de la crise s'était multiplié par 20.

Après le premier épisode de violences à El-Geneina, nous avons fait une enquête de mortalité rétrospective dans plusieurs camps de réfugiés au Tchad. Dans l’un des camps où les gens venaient essentiellement d’El-Geneina, là où les violences ont été les plus intenses, le taux de mortalité depuis le début de la crise s'était multiplié par 20. On a aussi constaté que plus de 80% des victimes étaient des hommes, même les civils parmi eux étant systématiquement considérés comme des combattants et ciblés en tant que tels.

D'autre part, plus de 80% des victimes ont été blessées dans les violences. Cette intensité rappelle les violences de 2003, bien qu’aujourd’hui El-Geneina fait plutôt figure d’exception tandis qu’en 2003, le ciblage ethnique des communautés non-arabes avait lieu sur l'ensemble du Darfour. 

MSF a également réussi à conserver son principal projet à El-Fasher, la capitale du nord Darfour, permettant ainsi une présence continue dans le seul hôpital encore fonctionnel de la ville, ainsi que dans un centre de santé du camp de déplacés de Zam Zam, l’un des plus importants du Darfour. Beaucoup de personnes déplacées vivaient à El-Fasher avant la guerre, dans des camps situés à la périphérie de la ville ; d'autres ont ensuite afflué depuis les zones rurales. Les approvisionnements en matériel, médicaments et ressources humaines se font depuis le Tchad voisin, la quasi-totalité des aéroports soudanais par lesquels l'aide transitait avant le début de la guerre étant fermée.

Qu’est-ce qui t’a le plus frappé lors de tes missions sur place ? 

Ce qui m'a beaucoup frappé, c'est de voir à quel point ces personnes, ces familles qui ont été déplacées depuis 20 ans, très souvent à plusieurs reprises, sont devenues des habituées du déplacement. L’autre chose frappante, c’est que contrairement à ce qu'on pourrait croire, les nouveaux réfugiés qui arrivent au Tchad et voient leurs familles ou leurs amis réfugiés depuis 20 ans, n’entendent pas rester dans les camps : certains sont prêts à se mobiliser militairement pour assurer leurs droits au retour et à leurs terres ancestrales ; d’autres prennent la route vers l’Europe, en passant par la Libye, la Tunisie et en tentant la traversée de la mer Méditerranée. On a plus de sept millions de nouveaux déplacés, plus d'un million de réfugiés : c'est l’une des crises de déplacement les plus massives au monde. 

Certaines des victimes du conflit de 2003, comme les Masalit, sont de nouveau les victimes du conflit de 2023. 20 ans après, il n'y a jamais eu de réconciliation et les tensions tribales sont toujours très fortes, avec une fragmentation extrêmement importante et facilement manipulable par des belligérants qui ont des moyens militaires importants. Une petite étincelle, un simple incident, peut se transformer en une attaque massive contre des civils en fonction de leur appartenance communautaire.

Presque un an après le début de la guerre, quelles sont les perspectives de résolution du conflit ? 

Les deux belligérants ont des positions politiques très éloignées et les négociations de paix ne semblent pas être productives. Les acteurs de la communauté internationale qui auraient suffisamment de moyens de pression sur les belligérants ne sont pas suffisamment mobilisés sur cette crise. 

 Les acteurs de la communauté internationale qui auraient suffisamment de moyens de pression sur les belligérants ne sont pas suffisamment mobilisés sur cette crise. 

D'un point de vue humanitaire, cela se traduit par un manque de moyens, notamment pour les agences onusiennes et les ONG qui dépendent de donneurs institutionnels, y compris pour les réfugiés au Tchad. Il n’y a aucune garantie aujourd’hui que le niveau d’aide actuel, par ailleurs insuffisant, puisse être maintenu dans les mois qui viennent. 

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