Le père qui affronte la mer pour que ses enfants aillent à l'école
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Ali [1] , 7 ans, se précipite pour tenir la main de son père dès que les sauveteurs de Médecins Sans Frontières (MSF) l'aident à sortir du canot de sauvetage et à monter sur le pont du Geo Barents. Moustafa [2], le père d'Ali, boite. Je pense immédiatement qu'il doit être difficile pour lui de se tenir debout après des heures passées assis dans la même position dans un bateau surpeuplé, et maintenant avec le Geo Barents qui se balance. Mais Ali l'aide à se lever et le tient fermement. Lorsque je les rejoins pour les aider et leur mettre une couverture thermique autour des épaules, je remarque des mots écrits au stylo en arabe sur le bras droit d'Ali.
« J'avais peur de ne pas y arriver, alors j'ai écrit sur le bras d'Ali le nom de sa mère et son contact. Elle est en Syrie. J'espérais que si quelque chose m'était arrivé sur ce bateau, quelqu'un aurait pu s'occuper de mon fils et l'en informer », explique Moustafa. Il me raconte qu'ils ont quitté la Libye la veille, sur le bateau en bois dont ils viennent d'être sauvés. « Quand j'ai vu toutes les personnes qui montaient à bord [en Libye], j'ai réalisé qu'il y avait trop de monde. J'avais peur, je voulais descendre du bateau et j'ai crié au passeur de nous laisser partir », raconte Moustafa, tout en scrutant le pont du Geo Barents pour vérifier que les trois fils sont bien ensemble à bord.
Il était trop tard, l'homme que j'ai payé pour monter sur le bateau m'a crié d'arrêter et il a menacé de nous tuer, mes fils et moi, avec son arme. Nous n'avions pas le choix. »
Moustafa et ses trois fils font partie des 99 survivants sauvés par l'équipe MSF sur le Geo Barents le 16 novembre, lors d'une difficile opération de recherche et de sauvetage à moins de 30 miles nautiques des côtes libyennes. Les survivants racontent qu'ils ont quitté Zuwara, à une centaine de kilomètres de Tripoli sur la côte libyenne, en fin de soirée le 15 novembre sur un bateau en bois exigu. Après quelques kilomètres en mer, le temps a commencé à se dégrader, les vagues devenaient plus hautes, et le moteur a cessé de fonctionner. "Les gens paniquaient, nous avions des femmes et des enfants à bord, ils étaient tous effrayés et pleuraient ; beaucoup sanglotaient, criaient et bougeaient sur le bateau par désespoir. Il n'y avait rien que je puisse faire, juste prier Dieu pour que mes fils restent en vie", raconte Moustafa, tenant Ali, son plus jeune fils, entre ses bras.
Le bateau en bois, avec 109 personnes dont Moustafa et ses fils, avait quitté Zuwara dans la nuit du 15 novembre. Lorsque le Geo Barents a atteint le bateau en bois en détresse en début d'après-midi, les équipes MSF ont secouru 99 personnes. Elles ont trouvé les corps de 10 personnes sur le pont inférieur, probablement asphyxiées par les vapeurs de carburant. Les survivants nous ont dit que ces personnes avaient passé plus de 13 heures sur le pont inférieur exigu du bateau. Certaines des personnes à bord du bateau n'avaient pas réalisé ce qui arrivait à leurs amis ou aux membres de leur famille sur le pont inférieur ; d'autres ont dû voyager pendant des heures à côté des corps de leurs compagnons de voyage.
Nombre des personnes secourues ce jour-là ont survécu à une série d'événements traumatisants tout au long de leur voyage, et leur expérience sur le bateau n'est que la dernière en date. Quelles que soient les raisons qui les ont poussées à quitter leur lieu d'origine, et quel que soit le moment où elles partent, il y a toujours un élément commun dans leurs récits : l'expérience de la violence, des privations et la peur déchirante pour leur vie et celle de leurs proches.
Je n'ai plus de souhaits pour ma vie, je veux juste une bonne vie pour mes fils, je veux qu'ils soient en sécurité et qu'ils aient enfin une bonne éducation », dit Moustafa, assis en douleur sur le sol.
Moustafa a un fixateur interne en métal sur sa jambe droite qui le fait boiter. Il dit souffrir depuis 2011, lorsque sa jambe a été gravement blessée en Syrie et que les médecins ont dû fixer le fixateur. "[Des hommes armés] sont venus me chercher alors que j'étais dans mon magasin. Ils ont verrouillé la porte, ils m'ont frappé à plusieurs reprises avec la crosse de leurs fusils, et avec tout ce qu'ils trouvaient", raconte Moustafa, en me montrant une longue cicatrice encore visible sur sa tête. "Je suis tombé inconscient, ils ont cru que j'étais mort. Quelques heures plus tard, je me suis réveillé dans une rue vide, derrière des bâtiments abandonnés, avec une jambe cassée et couvert de mon sang."
Moustafa est originaire de Babbila, une banlieue sud de Damas qui a subi un siège de quatre ans pendant le conflit en Syrie, qui a débuté en 2011. Lorsque le siège a été levé en 2015, il a décidé de fuir la guerre avec ses trois fils. Ali n'avait qu'un an à l'époque. Leur voyage a été long et difficile depuis : la famille a passé près d'un mois au Soudan, puis elle s'est installée en Égypte, où ses conditions de vie étaient difficiles. En septembre 2021, sans emploi et avec seulement des passeports périmés, Moustafa a pris la difficile décision de se rendre en Libye et de tenter de traverser la Méditerranée.
Il espérait ainsi donner à ses fils au moins une chance d'aller à l'école. La famille a franchi la frontière entre l'Égypte et la Libye ; elle est passée par Benghazi et Tripoli, puis par Sabratah et Zuwara pour retrouver le bateau duquel le Geo Barents les a secourus.
Il m'est difficile de comprendre qu'un enfant comme Ali, avec son sourire incroyablement doux et sa gentillesse, ait passé toute sa vie à fuir. Il m'est impossible d'accepter qu'un père attentionné n'ait eu d'autre choix que de risquer la vie de ses fils sur un bateau en Méditerranée, juste pour les laisser aller à l'école en toute sécurité. Telle est la réalité honteuse qui se déroule aux frontières européennes, où des politiques migratoires irresponsables et irréfléchies condamnent des personnes comme Moustafa et sa famille à risquer leur vie.
[1] Le nom réel a été changé pour protéger l'identité de la personne.
[2] Le nom réel a été changé pour protéger l'identité de la personne.