Haut-parleur aux couleurs de MSF
Actualité
Opinions et débatsToutes les actualitésinternational

Théorie du « grand remplacement » : quelles conséquences pour l’aide humanitaire ?

Le jeudi 21 août 2025

En 1 clic, aidez-nous à diffuser cette information :

Un article d'opinion rédigé par Umberto Pellecchia, anthropologue et conseiller en recherche qualitative pour LuxOR, l'Unité de Recherche Opérationnelle de Médecins Sans Frontières Luxembourg.

Texte original publié en anglais dans la revue 'The New Humanitarian' le 24 juillet 2025

 

L'un des discours les plus tenaces et les plus influents propagés par les populistes de droite en Europe est la théorie du complot dite du « grand remplacement ». Fondamentalement, cette idée affirme que des migrants, notamment d'Afrique et du Moyen-Orient, sont délibérément amenés à remplacer les populations autochtones. Cette théorie du complot suggère qu'ils exploitent les systèmes de protection sociale, accaparent les emplois et menacent la prétendue pureté culturelle ou raciale des nations européennes.

Récemment, dans une tendance inquiétante, les dirigeants politiques d'Afrique du Nord – alliés des efforts européens pour freiner les mouvements à travers la Méditerranée– se sont fait écho de cette rhétorique et ont promu leurs propres versions de ces discours.

Cela est apparu clairement en avril 2025 lorsque la Libye a expulsé dix ONG internationales, dont Médecins Sans Frontières (MSF), les accusant de tenter de modifier la composition ethnique du pays en soutenant les migrants africains. 

L'Autorité de sécurité intérieure libyenne a qualifié ces actions de « sabotage démographique ».

Umberto

Du jour au lendemain, les services essentiels pour les migrants ont été fermés. Le personnel étranger a été expulsé. Les travailleurs locaux ont été menacés. Bien que la Libye ait longtemps été un environnement difficile pour les ONG, cette répression fait suite à une montée notable des discours de haine et du discours de « remplacement » en début d'année.

Les politiques migratoires européennes ont sans aucun doute joué un rôle à cet égard. 

L'UE soutient les gouvernements d'Afrique du Nord, comme celui de la Libye, pour qu'ils jouent le rôle de gardiens, et les responsables libyens affirment désormais que l'UE utilise les ONG pour transformer le pays en une gigantesque zone de rétention pour les migrants africains – une accusation qui s'inscrit parfaitement dans le discours du remplacement.

Un schéma similaire s'est produit en Tunisie en 2023. Le président Kaïs Saïed a prononcé un discours affirmant l'existence d'un complot visant à modifier l'identité de la Tunisie par une migration de masse. Ce discours a déclenché une vague de violence et de haine à l’encontre des personnes noires, y compris les Tunisiens eux-mêmes. Les ONG et les militants travaillant avec les migrants ont été arrêtés, perquisitionnés et poursuivis pénalement. Les médias sociaux, qui étaient autrefois un outil de changement révolutionnaire, ont été utilisés pour répandre la haine et la désinformation.

Plus tard, lorsque Kaïs Saïed a signé un accord sur les migrations avec la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen et la Première ministre italienne Giorgia Meloni, les fonctionnaires de l'UE ont écarté les accusations concernant les violences commises à l'encontre des migrants, les qualifiant de « désinformation ». Malgré l'accumulation des preuves d'abus, le discours politique a pris le dessus.

Ce n'est que sous la pression de la société civile que les institutions européennes ont commencé à reconnaître la gravité de la situation. Mais les abus contre les demandeurs d'asile et les migrants, ainsi que la répression de la société civile en Tunisie, persistent à ce jour, et le partenariat avec l'UE n'a pas connu de changement fondamental.

Comme en Europe, ce que nous observons en Afrique du Nord n’est pas uniquement une question de migration. Il s'agit de la manière dont l'incitation à la haine raciale est utilisée pour justifier les politiques publiques, restreindre la société civile et légitimer les pratiques autoritaires. Il ne s'agit pas seulement de discours européens transplantés à l'étranger : ils trouvent un écho local, ravivant des divisions sociales profondément enracinées et des héritages coloniaux.

Pour les organisations humanitaires, cela représente un défi majeur. 

Lorsque la race devient un motif non seulement de discrimination, mais aussi de refus d'aide de base, c'est tout le cadre de la neutralité et de l'accès humanitaires qui est menacé. La racialisation n'est plus seulement un discours discriminatoire : elle risque de devenir un déterminant politique de l'accès aux droits. 

En réponse, les organisations humanitaires doivent reconnaître que la neutralité ne signifie pas ignorer la politique. Elle implique de comprendre les politiques qui influencent l'accès des personnes aux soins et à la protection. Dans un monde où même le corps souffrant n'est plus sacré, le secteur humanitaire est confronté à un impératif: dépasser les solutions techniques aux crises et adopter une approche de l'engagement humanitaire plus éclairée par les considérations politiques et historiques.

Le mensonge du grand remplacement

Pour ceux qui ne sont pas initiés à l'influence pernicieuse de la théorie du grand remplacement en Europe, l'Italie offre un cas d'école. Matteo Salvini, chef de file de la Ligue du Nord et ancien ministre de l'Intérieur, déplorait dans son livre Secondo Matteo [Selon Matteo] paru en 2016 que les étrangers étaient peu à peu plus nombreux que les jeunes Italiens, ce qui aurait forcé les locaux à émigrer. 

Plus récemment, Roberto Vannacci, député européen de la Ligue du Nord, dans son pamphlet populaire et hostile de 2023, Il mondo al contrario [Le monde à l'envers], a réitéré cette idée, appelant à la défense de l'« italianité » – une idée de pureté ethnique qui rappelle l'ère fasciste que l'Italie aurait dû oublier, mais qui se retrouve malheureusement dans les actions et les politiques du gouvernement actuel.

Ce type de rhétorique n'est pas propre à l'Italie. L'homme politique français Éric Zemmour a fait carrière en promouvant la théorie du « grand remplacement », initialement inventée par le nationaliste blanc français Renaud Camus. D'autres pays – l'Allemagne, la Hongrie, la Belgique et les Pays-Bas – ont vu des partis nationalistes tenir des propos similaires. Et ce discours n'est pas propre à l'Europe. L'administration Trump aux États-Unis propage également ces thèmes, présentant la migration comme une menace existentielle.

Inutile de préciser que ces théories sont sans fondement. 

Aucune preuve historique, démographique ou sociologique ne soutient l'idée d'un effort organisé pour remplacer les populations autochtones. Comme toute bonne théorie du complot, le « grand remplacement » assemble des faits aléatoires pour apporter des réponses faciles à des problèmes complexes. Il alimente l'anxiété publique et offre aux politiciens un bouc émissaire : les migrants.

Et ça marche. C'est là que réside le véritable danger. Ces récits sont efficaces, non pas parce qu'ils sont vrais, mais parce qu'ils sont émotionnellement et politiquement puissants. D'une part, ils offrent aux gens un faux sentiment de clarté et de catharsis. D'autre part, ils aident les dirigeants autoritaires à se présenter comme les protecteurs d'une nation menacée. Pendant ce temps, les véritables problèmes structurels - inégalités économiques, services publics médiocres, érosion des droits civiques - sont ignorés.

Pire encore, ce discours mène directement à la marginalisation et à la violence. Les migrants, déjà vulnérables dans de nombreuses sociétés, sont confrontés à une discrimination croissante. Le racisme, ancré dans de nombreux systèmes juridiques et sociaux, s'amplifie, rendant plus difficile l'accès aux droits fondamentaux comme les soins de santé ou un statut juridique. Pour les organisations humanitaires, cela crée un environnement hostile où même un travail neutre et vital est politisé et criminalisé.

Racisme et aide humanitaire

Bien sûr, rien de tout cela n'est nouveau.

Les idées de supériorité raciale, de pureté nationale et de contrôle du corps et du territoire d'autrui plongent leurs racines historiques profondes dans le colonialisme, l'apartheid et l'esclavage. Des universitaires comme Michael Banton et Philippe Bataille ont abondamment écrit sur la manière dont le racisme est instrumentalisé pour accéder au pouvoir et réprimer la dissidence. Et des mouvements comme Black Lives Matter démontrent que l'injustice raciale n'est pas seulement un héritage du passé, mais une force vive du présent.

Même l'aide humanitaire n'est pas épargnée. Si les organisations humanitaires s'efforcent souvent d'être neutres et guidées par des principes tels que l'impartialité et l'humanité, le racisme peut néanmoins s'infiltrer dans leurs opérations. La discrimination au sein des ONG – implicite et explicite – a été dénoncée ces dernières années, révélant de profonds problèmes structurels. De nombreux groupes ont fait l'objet d'un examen minutieux sur la manière dont ils encadraient leur travail, tombant souvent dans des schémas de sauveur blanc ou dépeignant les communautés comme des victimes sans défense.

Par ailleurs, bien que la race n'ait pas de fondement biologique ou génétique, elle constitue un déterminant social qui façonne l'inégalité d'accès aux soins de santé, en particulier lorsqu'elle est associée à la classe sociale ou à la marginalisation.

Mais que se passe-t-il lorsque ces discours racialisés dépassent l'exclusion et commencent à compromettre la capacité même des organisations humanitaires à agir – comme ce fut le cas en Libye, en Tunisie et ailleurs, y compris dans certaines régions d'Europe ? 

Plus précisément, comment une organisation humanitaire doit-elle réagir lorsque la race devient une variable contributive, non seulement en tant que déterminant de la santé ou des droits, mais aussi de l'accès à l'aide et de la capacité à la maintenir ?

Qu'est-ce que cela signifie pour les ONG ?

Les versions de la théorie du grand remplacement articulées par les dirigeants en Libye et en Tunisie - et même en Italie et dans d'autres pays européens - vont au-delà de la racialisation de longue date des migrants pour justifier leur exploitation dans les économies informelles en tant que marchandises. Ces récits dépeignent les migrants comme des menaces actives, des acteurs d'une prétendue conspiration géopolitique. Ce changement de perception est essentiel : les migrants ne sont pas seulement indésirables, mais dépeints comme un problème politique à éliminer.

En présentant les migrants comme dangereux et puissants, les gouvernements justifient leur expulsion et la répression de quiconque leur vient en aide.

Les organisations humanitaires, les professionnels de santé et les militants deviennent tous suspects. Ils ne sont pas considérés comme des acteurs neutres, mais comme des collaborateurs d'un prétendu programme étranger. C'est là le cœur du problème : les théories du remplacement et la racialisation façonnent la politique du monde réel, ajoutant une couche supplémentaire au processus de criminalisation des migrants et de la solidarité.

Alors, où en sont les organisations humanitaires ? Alors que la race et la xénophobie façonnent de plus en plus le terrain d'intervention de l'aide, les ONG internationales doivent repenser la manière dont elles s’engagent dans le monde. 

Le racisme public n'est pas seulement une préoccupation morale, il devient une réalité opérationnelle. Les ONG doivent commencer à considérer ces dynamiques non pas comme des contextes, mais comme des facteurs centraux de la planification, de la stratégie et de la responsabilisation.

Nos actualités en lien