Des réfugiés syriens vivent sur un parking de la ville de Saida, au sud du Liban, le mercredi 16 octobre 2024, où ils ont trouvé refuge après avoir fui le sud du Liban, en raison de l'escalade israélienne.
Actualité
InternationalLibanGuerre au Proche-OrientTémoignages

"Je suis épuisé, mais je ne suis pas vaincu"

Le lundi 28 octobre 2024

En 1 clic, aidez-nous à diffuser cette information :

Par le Dr Ali Almohammed, médecin MSF d'Alep, en Syrie, travaillant comme coordinateur médical MSF au Liban, à propos de son parcours à travers le déplacement et la bataille continue pour fournir une aide humanitaire dans les zones de conflit.

Beyrouth est une ville qui contient une grande partie de mon passé personnel. J’y ai vécu et travaillé à de nombreuses reprises entre 2019 et 2021, et ses rues et ses habitants sont devenus profondément liés à mes souvenirs. Aujourd’hui, en 2024, ces souvenirs sont assombris par la souffrance des gens. La guerre a bouleversé des vies, transformant les écoles en abris temporaires pour les familles forcées de fuir leur foyer.

Des salles de classe autrefois animées accueillent désormais des enfants et des parents qui luttent contre le froid et le poids de l’incertitude. Ces enfants dorment sur le sol de l’école, se demandant pourquoi ils ne peuvent pas rentrer chez eux, tandis que les parents craignent la prochaine frappe aérienne et ses conséquences inconnues.

Chaque jour, je visite ces refuges et propose mon aide. Pourtant, les gens que je rencontre partagent un même souhait : ils ne veulent pas seulement de l’aide, ils veulent retrouver une vie en paix. Ils rêvent d’un foyer où leurs enfants pourront être en sécurité, loin de la peur constante qui assombrit leurs journées. Malgré tous nos efforts, le véritable soulagement pour eux ne réside pas dans un soutien temporaire, mais dans l’espoir d’un avenir paisible

Le 28 septembre, j’ai rencontré un ami dont la vie s’était effondrée, sa femme et sa mère dormant désormais dans la rue et n’ayant plus nulle part où aller. Cela m’a rappelé douloureusement mon propre voyage depuis la Syrie en 2014, lorsque j’ai traversé la frontière vers la Turquie sous le couvert de l’obscurité, cherchant désespérément la sécurité. J’ai passé des mois à me déplacer entre différents refuges en Turquie et au Kurdistan irakien, sans jamais savoir où je trouverais refuge ensuite.

Ali Almohammed, un médecin MSF d'Alep, en Syrie, travaille comme coordinateur médical MSF au Liban.

"Je suis devenu médecin parce que je croyais qu’il était important de soigner et de sauver des vies. Mais après plus de 10 ans de réponse aux crises, j’ai vu des vies irréparables d’une manière que je n’aurais jamais imaginé."

Avec MSF, j’ai été déployé dans de nombreux conflits et situations d’urgence dont la plupart des gens n’entendent parler que dans les médias, notamment en Syrie, au Soudan du Sud, en Ukraine, en Irak, en Éthiopie, au Soudan et au Liban. Chaque mission, chaque nouvelle crise, est devenue un chapitre d’une longue histoire de résilience au milieu d’une douleur insupportable. Mais cette résilience s’épuise, non seulement pour ceux que je sers, mais aussi pour moi. Je suis fatigué – fatigué d’être témoin de la souffrance et fatigué des systèmes qui la perpétuent.

Pourtant, au milieu de ce chagrin, je parviens à me rappeler pourquoi je ne peux pas tourner le dos à la situation. Même lorsque le chemin est difficile, même lorsque l’espoir semble lointain, je sais que nos efforts humanitaires peuvent faire la différence, en offrant une petite lumière dans l’obscurité.

Un membre du personnel MSF prend des informations auprès de la réfugiée syrienne Khadija

Le déplacement : un compagnon constant

Mon parcours de déplacement a commencé à Alep en 2012. C’était autrefois ma maison, un endroit où j’étudiais la médecine, aimais, nouais des relations et faisais des projets pour mon avenir. Mais la guerre a brisé ces projets, m’a dispersée – et des millions d’autres – et m’a forcée à traverser illégalement les frontières à la recherche d’un lieu sûr. Même aujourd’hui, après toutes ces années, j’ai du mal à exprimer avec des mots ce que l’on ressent lorsqu’on est déraciné de tout ce qui nous est familier, de tout ce que l’on a toujours connu.

Quitter Alep ne m’a pas seulement enlevé ma maison, mais aussi ma vie et mon sentiment de paix. Les déplacements constants, l’incertitude quant à l’avenir – tout cela vous ronge lentement. Ce n’est pas seulement l’épuisement physique, c’est aussi le fardeau mental et émotionnel qui s’installe profondément dans vos os. Chaque déplacement est hanté par la question de savoir quand la prochaine tragédie surviendra.

L’épuisement que je ressens se reflète également sur les visages des gens que je rencontre. Dans les camps en Irak, les abris temporaires au Liban et les hôpitaux surpeuplés du Sud-Darfour, je vois des gens qui sont au-delà de la fatigue, ils sont brisés. Ils ont survécu aux bombes, à la violence, aux épidémies, aux catastrophes naturelles et aux déplacements, et les cicatrices psychologiques leur ont laissé des ombres de ce qu’ils étaient autrefois.

Des réfugiés syriens vivent sur un parking de la ville de Saida, au sud du Liban, le mercredi 16 octobre 2024, où ils ont trouvé refuge après avoir fui le sud du Liban, en raison de l'escalade israélienne.

Une décennie de pratique humanitaire

Depuis plus de dix ans, je fais partie de l’équipe MSF, qui se rend là où les besoins sont les plus criants. Qu’il s’agisse de traiter des cas graves de paludisme au Soudan du Sud, de prodiguer des soins aux victimes de violences sexuelles en Éthiopie ou de gérer une crise de malnutrition au Darfour du Sud, je me suis investi à fond dans ce travail. Mais chaque mission m’a rappelé la fragilité de la vie et les limites de l’aide humanitaire.

Nous pansons les plaies et apportons une aide humanitaire, mais les causes profondes de nombreuses crises demeurent sans réponse. J’ai souvent participé à des négociations avec des groupes armés pour tenter d’obtenir l’accès à une aide vitale, mais j’ai vu les lenteurs bureaucratiques ou les agendas politiques bloquer l’aide que nous cherchons désespérément à apporter. La lutte constante pour fournir des soins de santé face à la résistance politique est une forme d’épuisement qu’aucun repos ne peut atténuer.

Je suis fatigué de voir des enfants mourir de maladies évitables. Je suis fatiguée de voir des familles fuir leur foyer et se retrouver sans endroit sûr où aller. Je suis fatiguée de traverser des villes réduites en ruines et de me demander combien de générations supplémentaires grandiront à l’ombre d’écoles détruites au lieu de salles de classe.

Des enfants réfugiés syriens sont assis sur un tapis dans un parking de la ville de Saïda, au sud du Liban, le mercredi 16 octobre 2024, où les réfugiés syriens, qui vivaient dans le sud du Liban, ont trouvé refuge après l'escalade israélienne au Liban.

Porter le poids du traumatisme psychosocial

Le traumatisme psychosocial n’est pas seulement quelque chose dont je suis témoin chez les autres, c’est quelque chose que je porte en moi. Je me souviens des visages des patients et des amis que je n’ai pas pu sauver à Kobané en Syrie, de tous les enfants dont la vie a été écourtée par les conflits. Ces souvenirs restent en moi, un rappel constant des limites de ce que nous pouvons faire. Quels que soient nos efforts, nous ne pouvons pas réparer les systèmes défaillants qui permettent à cette souffrance de perdurer.

Mais dans ces moments les plus sombres, il y a aussi des moments d’humanité qui me permettent de continuer. Le sourire reconnaissant d’une mère après que j’ai soigné son enfant malade. Une femme âgée qui, malgré avoir tout perdu, m’a remercié lorsque je lui ai remis ses médicaments contre le diabète. Ces petits actes de résilience et de gratitude me permettent de continuer à avancer, me rappelant qu’il y a encore de la lumière au milieu des ténèbres.

Des vêtements appartenant à des réfugiés syriens sont suspendus aux barreaux métalliques entourant un parking de la ville de Saïda

Je suis fatigué, mais je ne suis pas vaincu

Même si je suis fatigué, je ne suis pas vaincu. Au cours de mes dix années avec MSF, j’ai pu constater l’impact durable que peut avoir le travail humanitaire, même lorsqu’il semble n’être qu’une goutte d’eau dans l’océan. J’ai vu des gens se lever malgré des obstacles insurmontables et j’ai pu constater à quel point la solidarité, même à petite dose, peut faire la différence.

Ma fatigue n’est pas seulement personnelle, elle est collective. C’est l’épuisement de tous les travailleurs humanitaires, infirmiers, sages-femmes et médecins qui se sont retrouvés en première ligne, faisant de leur mieux dans un monde qui semble souvent indifférent. C’est l’épuisement d’un monde qui a vu trop de souffrances, sans que les changements soient si nombreux.

Ce que j’espère plus que tout, ce n’est pas seulement la fin de ma propre fatigue, mais aussi la fin de la nécessité pour les travailleurs humanitaires comme moi de travailler dans des zones de guerre. Je rêve d’un monde où les familles, y compris la mienne, ne sont pas déchirées par la violence, où les enfants peuvent grandir en paix, où les médecins comme moi peuvent se concentrer sur la guérison des patients, et non pas seulement sur leur survie. Je rêve d’un monde où je pourrai enfin être avec mon fils, avec l’amour de ma famille et de mes amis, dans un endroit où la paix ne sera plus seulement un espoir.

Oui, je suis fatigué. Mais tant qu’il y aura du travail à faire, tant qu’il y aura des vies à sauver, je continuerai. Et je garde l’espoir qu’un jour, le monde ne sera plus aussi épuisé.

Nos actualités en lien