« J’ai attendu deux ans et cinq mois qu’on m’évacue et il ne s’est rien passé »
In 1 click, help us spread this information :
La première fois que j’ai tenté de traverser la Méditerranée, c’était en décembre 2017. Le passeur nous avait prévenus : « certains d’entre vous vont partir aujourd’hui et les autres demain ». Nous sommes restés sur le rivage tandis que 180 personnes sont montées sur un bateau, avant de se retrouver en panne au large des côtes libyennes. Les garde-côtes les ont ramenés à terre et certains d’entre eux ont pu nous appeler : « Ne prenez pas la mer, elle est trop mauvaise ! » Avec 24 autres Érythréens, nous nous sommes enfuis. Quelques jours plus tard, le bateau que je devais prendre a coulé. 80 personnes sont mortes noyées.
C’est arrivé peu de temps après mon arrivée en Libye. Après avoir fui l’Érythrée, j’avais travaillé au Soudan pour mettre de l’argent de côté, afin de traverser le Sahara puis la Méditerranée.
Mais je me suis rendu compte que la mer était dangereuse, que beaucoup de migrants se noyaient, et j’ai pris peur.
Au même moment, le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) a commencé à enregistrer des demandeurs d’asile comme moi et à en évacuer certains vers l’Europe et l'Amérique du Nord. Comme l’enregistrement se faisait en priorité dans les centres de détention, j’ai décidé de me faire enfermer dans un centre à Tripoli. J’ai été enregistré en mars 2018. J’ai passé sept mois dans ce centre de détention puis les combats ont repris à Tripoli. On nous a alors transférés dans un autre centre de détention, isolé dans la montagne, près de Zintan.
Beaucoup de détenus sont tombés malades. Je toussais sans arrêt. Je ne le savais pas encore, mais j’avais contracté la tuberculose. Le directeur du centre et les médecins d’une organisation internationale ont sélectionné une quarantaine de détenus en nous promettant que nous serions transférés dans un hôpital à Tripoli. Au lieu de cela, nous avons été emmenés dans un autre centre de détention et nous avons été enfermés dans un conteneur pendant plusieurs mois. Huit d’entre nous sont morts à cause de la maladie. C’est durant cette période, en avril 2019, que j’ai rencontré les équipes de Médecins Sans Frontières. Leurs docteurs nous ont examinés et ont commencé à nous transférer vers des hôpitaux.
Le centre de détention était situé sur une ligne de front entre des milices rivales.
Les bombardements étaient fréquents et des balles rentraient souvent dans le centre.
Un jour, on nous a mis dans un bus en nous disant : « Vous êtes dans une zone de guerre, on s’est rendu compte que cet endroit n’est pas sûr pour vous. Vous allez rejoindre le Centre de rassemblement et de départ du HCR à Tripoli. » Tout le monde était content. On savait que ceux qui étaient logés dans ce centre étaient sélectionnés pour être évacués de Libye vers l’Europe ou l’Amérique du Nord. Puis, quand on a atteint Zawiya, à 50 kilomètres de Tripoli, un employé du HCR nous a dit qu’il n’y avait aucune raison que nous rejoignions le Centre de rassemblement et de départ. On nous a lâché dans Tripoli en nous donnant 450 dinars libyens [87 euros], à peine de quoi tenir deux semaines.
Le HCR nous a dit que nous pouvions vivre en sécurité dans cette ville, mais pour nous, Tripoli n'est pas une ville où l’on peut vivre libre et en sûreté. Le quartier de Gargaresh est rempli de toxicomanes, trouver du travail est très difficile, les gens vous braquent avec des pistolets ou des couteaux et ils peuvent même vous tuer. Certains d’entre nous ont préféré retourner dans un centre de détention plutôt que de risquer leur vie dans les rues de Tripoli.
J’ai habité dans un bâtiment abandonné avec 110 autres réfugiés, pour la plupart Érythréens. On était parfois douze par chambre.
Un jour, nous sommes allés au bureau du HCR pour demander de l’aide et on s’est fait dépouiller par des miliciens qui tenaient un point de contrôle dans la ville. Certains d’entre nous ont essayé de travailler, mais on n’était pas payés ou alors on se faisait voler notre argent. Ça m’est arrivé dans l’hôpital dans lequel je travaillais comme agent d’entretien. Un soldat a essayé de me recruter dans sa milice pour que je combatte à leurs côtés. Mais nous avons fui l’Érythrée pour ne pas devenir soldats. Comment pourrions-nous faire la guerre en Libye ?
La période du coronavirus a été terrible pour nous. On ne trouvait pas de travail. Certains ont été emprisonnés et battus. Les employeurs avaient peur que les Noirs soient contagieux.
Nous étions maigres à cause d’autres maladies et du manque de nourriture, mais les gens qui nous voyaient dans la rue pensaient qu’on avait le coronavirus. J’attendais toujours que le HCR me contacte pour me sortir de Libye. J’ai attendu deux ans et cinq mois et il ne s’est rien passé. À quoi bon rester en Libye si le HCR ne me contacte même pas ?
Prendre la mer, c’est risquer sa vie, mais rester en Libye, c’est aussi risquer sa vie.
Si les réfugiés tentent la traversée, c’est parce qu’ils sont désespérés. J’étais désespéré. En novembre 2020, j’ai finalement décidé de tenter de nouveau la traversée. J’ai embarqué sur un bateau avec une centaine de migrants. Nous avons atteint par nous-mêmes l’île de Lampedusa en Italie.
Bon nombre de mes camarades sont encore bloqués en Libye. Sur les quarante qui ont été évacués avec moi de Zintan, deux sont morts de tuberculose à Tripoli. Deux autres ont disparu en Méditerranée. Un ami a été capturé par les gardes-côtes libyens et enfermé de nouveau dans un centre de détention. Trois ont réussi à traverser, comme moi. À ma connaissance, seuls quatre ont été choisis pour être évacués par le HCR. Tant de frères sont morts durant les trois années que j’ai passées en Libye. A
Aujourd’hui, je suis en sécurité en Europe. J’ai un travail. Je suis libre. Mais j’ai tant perdu en Libye, je ne pourrais jamais retrouver ce que j’ai perdu.